« Le remplacement d’un ordre politique qui façonne le monde par un autre a toujours nécessité une stratégie, un leadership et des luttes idéologiques motivées par la recherche de légitimité. Ce sont moins les opprimés et les dépossédés qui remodèlent la vie politique que les activistes et les leaders charismatiques qui s’accrochent à de nouvelles idées puissantes et construisent de nouvelles coalitions. »
– G. John Ikenberry, recension du livre Disruption : Why Things Change dans l’influente revue Foreign Affairs, 2021.
Comme nous l’avons déjà mentionné dans de précédents articles, le mouvement écologiste se caractérise par une absence presque totale de vision globale et stratégique. Cependant, une autre menace gangrène le mouvement écologiste : d’un côté, la résignation, l’idée (fausse) que le système serait verrouillé, que tout changement radical serait illusoire et utopique ; de l’autre, l’utopie démocratique, l’idée (fausse également) qu’un changement révolutionnaire est le fruit d’un processus démocratique.
Au lieu de penser stratégiquement, certains commentateurs passent également leur temps à geindre sur l’aliénation des masses ou encore sur la toute-puissance du système techno-industriel. On croirait voir une rationalisation de l’impuissance, une acceptation du funeste destin que nous imposent les classes dirigeantes – en somme, une attitude de perdant. Sachant que le maintien de conditions propices à la vie sur Terre est en jeu, avez-vous vraiment envie de perdre ? Abandonner le combat est moralement inacceptable dans une telle situation.
Dans un article paru l’année dernière dans le magazine Aeon, l’historien David Potter, auteur de Disruption : Why Things Change (2021), propose une analyse éclairante du changement sociétal. Selon lui, « les signes montrent que nous sommes dans une période propice aux bouleversements. » Dans ce contexte, l’usage du terme « bouleversement » peut faire référence aux révolutions historiques, bien que des « perturbations sont parfois nécessaires pour maintenir en place un gouvernement qui est sur le point de faire faillite. » Après avoir étudié des exemples historiques sur le temps long, Potter constate que « les grands bouleversements de l’histoire mondiale suivent un schéma clairement identifiable. » Il cite alors les principales caractéristiques d’un changement de trajectoire évolutive d’une société.
Le changement radical découle d’une perte de confiance dans les institutions centrales d’une société.
Premièrement, le changement radical découle d’une perte de confiance dans les institutions centrales d’une société. Un baromètre mondial évaluant le niveau de confiance note que « les leaders habituels de la société au sein du gouvernement, des médias et des entreprises ont été discrédités ». Au lieu de cela, « la confiance autrefois placée dans la hiérarchie est devenue locale et dispersée ; les gens se fient davantage à leur employeur, à leurs collègues, à leur famille. » L’important taux d’abstention de l’élection présidentielle en France constitue un autre signe de cette défiance populaire vis-à-vis du pouvoir.
C’est une faille béante dans le système, donc une opportunité à exploiter pour la Résistance verte. La colère des masses populaires devrait constamment être dirigée vers le sommet de la hiérarchie et les élites technocratiques qui gravitent autour. Force est de constater que les écologistes gaspillent trop souvent leur temps à se diviser en concentrant leur attention sur des micro-actions individuelles. Rappelons-le, la consommation écoresponsable et décarbonée n’est d’aucune utilité pour engendrer une rupture systémique radicale.
Le changement radical consacre un ensemble d’idées provenant des marges du monde intellectuel
Deuxièmement, le changement radical consacre un ensemble d’idées provenant des marges du monde intellectuel et place ces idées au centre d’un ordre politique remanié. David Potter ajoute néanmoins qu’un bouleversement majeur peut être nécessaire à la perpétuation du système (et c’est précisément ce que nous voulons éviter) :
« Je suggère que lorsqu’un système politique est miné par des événements tels que la faillite économique, une défaite à la guerre ou une catastrophe environnementale, ce système politique doit changer ou s’effondrer. Le succès ou l’échec dépend des choix que font les dirigeants, et de leur capacité à fournir au peuple un ensemble d’idées nouvelles qui l’aidera à distinguer une nouvelle voie à suivre. »
Parmi ces « idées nouvelles », Potter note que celles d’extrême droite ont le vent en poupe. Cela s’explique par leur compatibilité quasi-parfaite avec le système hiérarchique de gouvernance actuel, ainsi qu’avec la haute technologie indispensable pour dominer la nature, contrôler le peuple et éliminer tout ennemi potentiel. De nombreux d’écologistes semblent même en demande d’un régime autoritaire qui, bien évidemment, s’empressera de serrer la vis énergétique pour la majorité afin de permettre aux ultrariches de continuer à se goinfrer.
Les élites au pouvoir savent très bien qu’il leur faut se réapproprier la critique systémique pour la neutraliser, comme le montre une tribune intitulée « Why we need to embrace the tech backlash ? » (« Pourquoi nous devons embrasser le rejet de la technologie ?) publiée en 2018 sur le site du Forum Économique Mondial.
Le combat idéologique à travers des actions fortement médiatisées et la promotion d’idées et de valeurs radicales incompatibles avec le système doit donc être d’une importance cruciale pour la Résistance verte. Plutôt que de condamner seulement certains effets de la haute technologie, il faut cultiver l’aversion pour le système technologique dans son ensemble, par exemple en montrant pourquoi il est désormais impossible de lui échapper.
À cet effet, Potter souligne l’importance historique du « contrôle des médias » et de la « communication de masse » pour infuser la société avec de nouvelles idées subversives.
Le changement radical implique un groupe cohérent de leaders dédiés au changement.
Troisièmement, le changement radical implique un groupe cohérent de leaders dédiés au changement. Ici, Potter donne l’exemple de la Révolution française qui manquait d’un « leadership politique doté d’une vision claire ». Sans alternative durable, la destruction des anciennes institutions et l’affaiblissement de la force révolutionnaire se soldèrent par la prise de pouvoir de l’autocrate Napoléon.
Pour éviter cet écueil, la première chose à faire consiste à se fixer un objectif clair et concret, dans notre cas : réduire considérablement le niveau technologique de nos sociétés, la haute technologie étant de très loin la plus importante menace pour la viabilité de la biosphère (donc de l’espèce humaine).
Le célèbre stratège militaire Clausewitz avait bien compris la nécessité pour un groupe en conflit de partager « un seul point de vue » pour être efficace dans l’action :
« Rien n’est plus important dans la vie que de déterminer exactement le point de vue selon lequel les choses doivent être saisies et jugées, et de s’y tenir. Car nous ne pouvons saisir comme une unité la quantité des phénomènes que d’un seul point de vue, et seule l’unité de vue peut nous garder des contradictions. »
– Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832.
Le changement doit être irréversible
L’objectif visé par la Résistance verte doit également plonger la société dans un état irréversible. Potter évoque à ce sujet la théorie du changement élaborée par Lénine :
« La théorie du changement de Lénine était une théorie de rupture sociale qui consistait à imposer un changement si radical qu’une société ne pouvait plus revenir à son état antérieur. »
C’est ce que recommande le mathématicien Theodore Kaczynski dans son traité de stratégie Révolution Anti-Tech :
« Un mouvement qui cherche à transformer une société doit se fixer un objectif dont les conséquences seront irréversibles, de sorte qu’une fois la société transformée par la réalisation de cet objectif, sa transformation s’avère durable, sans que le mouvement, ou quiconque, ait à fournir le moindre effort supplémentaire. »
En étudiant les mouvements révolutionnaires du passé, il est possible d’y voir plus clair dans le bourbier actuel. Pour pouvoir saisir des opportunités, il faut d’abord apprendre à les reconnaître.
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