Je vais beaucoup parler d’efficacité ici, peu d’émotions. Ne voyez pas en moi un être insensible. Cette magnifique rivière entourée de verdure qui doit se transformer en parking; cette forêt vivante et mystérieuse abattue parce qu’elle se situe précisément au-dessus d’un gisement de lithium ; je vis le ventre noué à l’idée de ce que l’Humain détruit. C’est parce que ces défaites sont aussi épuisantes que démoralisantes que je réfléchis à l’efficacité de nos luttes. Il ne me reste finalement que cette idée : nous pouvons être plus efficaces donc nous pourrions gagner. Nous pourrions avoir, parfois, de bonnes nouvelles.
Dans nos cultures militantes, nous avons intériorisé que nous devions “défendre”. “Zone à Défendre”, “protection de la nature”, “défense de l’environnement”, notre vocabulaire même est empreint de cette logique.
« Quoi de mal ? », me diriez-vous. Après tout, il s’agit bien de notre objectif : empêcher que ce système détruise tout le vivant avant de s’autodétruire.
En réalité, ce n’est pas si évident. À mes yeux, notre objectif n’est pas d’empêcher que le système détruise tout. Notre objectif est plus ambitieux encore : il s’agit de récupérer ce qu’il a détruit pour reconstruire autre chose, il s’agit aussi de rendre cette mégamachine inapte à détruire quoi que ce soit de plus. Ce n’est donc pas un programme défensif, mais offensif.
Mais quoi de mal, pour autant, à défendre ce à quoi nous tenons? He bien, c’est terriblement inefficace. Nous n’avons pas le temps de ne pas être efficaces.
Dans la suite de cet article, je reviens sur les différents points qui expliquent la perte d’efficacité induite par une posture défensive.
Perte de la mobilité
Protéger un lieu nous rend facilement localisables. Si la police ou un groupe ennemi souhaite nous attaquer, il sait où nous trouver. Vous cherchez tous les radicaux de la région ? Rendez-vous dans la ZAD la plus proche, vous ferez bonne prise. D’ailleurs, cela rend l’infiltration relativement aisée (il suffit de cheveux longs et de quelques tatouages pour passer inaperçu).
Mais surtout, cela rend l’attaque facile. Si vous vouliez attaquer le « comité invisible » ou bien les résistants français de la Seconde Guerre mondiale, vous rencontrez un problème : personne ne savait exactement où ielles sont situé.es. Vous voulez réduire à néant une ZAD, il vous suffit de regarder une carte pour en connaître l’emplacement.
Récemment, j’étais dans une ZAD; l’entreprise à laquelle celle-ci s’oppose est venue nous voir, elle a visité les lieux. On lui faisait de grands sourires pour l’image. C’est une démarche habituelle à vrai dire. Mais quand on y songe, cela veut dire que notre principal ennemi sait où nous nous situons. De ce fait, il peut nous attaquer quand il le souhaite : nous ne risquons pas de nous déplacer, nous avons même annoncé pour programme politique notre détermination à rester sur ce lieu !
Ce faisant, nous avions perdu un de nos principaux avantages : la mobilité. Si on perd la mobilité, on perd l’initiative, ce qui est dramatique. C’est mon point suivant.
Perte de l’initiative et de la surprise
Une fois localisé, il ne reste plus qu’à l’ennemi de choisir le moment idéal pour nous attaquer. La police peut par exemple attendre 5h du matin après plusieurs journées froides, ou bien pendant les fêtes, pour s’attaquer à des personnes surprises, fatiguées et peu nombreuses.
C’est tout le bénéfice qu’il y a à avoir l’initiative : choisir les conditions les plus favorables pour soi et les plus défavorables pour celleux qui défendent. Avoir l’initiative permet aussi de planifier à l’avance son attaque, avec des moyens choisis et un plan déterminé. À l’inverse, ne pas avoir l’initiative signifie rester dans l’attente et réagir au plan adverse, en tentant de l’anticiper au mieux.
Voilà ce qu’écrit à ce sujet le chef des opérations secrètes anglaises pendant la Seconde Guerre mondiale :
« Les troupes doivent obtenir et faire tout leur possible pour conserver l’initiative. Le fait de disposer de l’initiative confère l’avantage inestimable de choisir les conditions des opérations qui favorisent le plus le succès, en ce qui concerne la localité, le terrain, le temps, les forces relatives, etc. L’initiative peut toujours être assurée en se maintenant tranquille jusqu’au moment où les opérations débutent, puis en se lançant soudainement contre un ennemi qui ne se doute de rien. »
MG Colin Gubbins, The Art of Guerilla Warfare
Dernièrement, je suis passé dans un squat et iels avaient reçu un avis d’évacuation, mais sans savoir quand la police débarquerait : demain, dans deux semaines ou dans deux mois ? Ils avaient perdu l’initiative. Comment rester mobilisé.es et sur le qui-vive pendant si longtemps sans s’épuiser ?
Rester mobilisé dans la durée
Cela me mène à un autre point : conserver une position demande de s’y maintenir physiquement, au moins tout le temps de la défense. C’est même une mesure de succès : combien de temps nous avons-nous tenu ? Un mois, deux ans ?
Là où nous, qui défendons, nous devons être mobilisé.es tous les jours jusqu’à l’expulsion, perdant un temps considérable, la police, pour sa part, ne sera mobilisée le plus souvent qu’une journée qui lui suffira à déloger les militant.es.
Dans cet équilibre des forces, la police sera toujours disponible et organisée pour s’attaquer à de nombreux lieux, puisque c’est elle qui mène le rapport de force et choisit la temporalité. En revanche, nous serons confronté.es au choix difficile des lieux et causes qui méritent d’être défendues, en abandonnant obligatoirement d’autres par manque de temps.
Arbitrer entre les défenses
Cela est aussi vrai sur un plan plus global, à l’échelle d’un pays par exemple. Les militant.es étant limité.es par leur nombre, nous devons choisir nos luttes : nous ne pouvons pas nous opposer à chaque nouvelle artificialisation des sols, à chaque nouveau grand projet inutile. Nous choisissons donc toujours les plus importants, ceux qui ont le plus de valeurs symboliques, ceux qui sont susceptibles de mobiliser le plus de personnes.
L’implication est que pour chaque lutte écolo, il y a des dizaines de projets qui sont menés à bien sans problèmes. De fait, chaque année en France, c’est environ 55.000 hectares qui sont artificialisés. Autant de luttes qui n’ont pas lieu, faute de moyens à y allouer.
L’absence de défaite n’est pas une victoire
Au-delà de toutes ces réflexions, le point qui m’a le plus marqué est ce simple constat : le mieux que l’on puisse espérer en défendant un lieu, c’est qu’il ne soit pas détruit. Ou peut-être un peu moins détruit que ce que prévoyait l’Etat. Ce n’est pas une victoire, c’est une absence de défaite.
Geoffroy de Lagasnerie écrit à ce sujet :
« Nous avons résisté à une offensive, mais nous n’avons pas lancé notre propre offensive. Et alors, en appelant cette situation une ‘victoire’, nous participons à une sorte de transmutation des valeurs : nous convertissons psychologiquement l’ordre présent comme un ordre voulu, souhaité (nous sommes heureux de l’avoir conservé) et donc nous avons régressé ».
Geoffroy de Lagasnerie, Sortir de Notre Impuissance Politique
Souvenons-nous de notre dernière victoire : Notre Dame des Landes. Avons-nous détruit des aéroports ? Avons-nous réduit le nombre d’avions qui atterrissent en France ? Pas du tout ; alors qu’avons-nous gagné ? Seulement que l’aéroport ne soit pas construit. Vinci, l’entreprise chargée de la construction, a été dédommagée et des projets alternatifs sont déjà en cours.
Même si cela m’attriste profondément, Notre Dame des Lande n’a rien d’une victoire, c’est une absence de défaite, qui nous a coûté beaucoup de temps et de militant.es. Nous avons besoin de vraies victoires, et ces victoires ne s’obtiennent qu’en passant à l’offensive.
Pour une « riposte » de l’environnement
En adoptant une position offensive, nous inverserions les rôles. Le système devrait rester statique, ses infrastructures les plus critiques (mines, raffineries, réseaux de transport et de communication) ne peuvent pas être déplacées et nous connaissons leur position géographique.
Si nous attaquions, c’est notre ennemi qui devrait être en position défensive. Nous pourrions choisir nos cibles en conscience de nos forces et de nos faiblesses. Nous pourrions être celleux qui décident du moment le plus propice pour attaquer, de l’endroit, de l’heure et de la méthode qui surprendront le plus. Le système devrait avoir à choisir quelles structures protéger et répartir ses forces pour les défendre; tandis que nous pourrions cibler celles qui ont été oubliées.
Pour la fin des ZAD ?
Tout en étant critique, j’ai beaucoup d’admiration pour les personnes mettant en place des ZAD et des projets similaires. Leur courage et leur dévouement ne peuvent inspirer que l’admiration. Je suis aussi très reconnaissant de toutes les expérimentations sociales réalisées dans ces lieux. Les ZAD peuvent être considérées comme des instruments de communication et de sensibilisation, des laboratoires d’idées et de pratiques. Elles montrent que d’autres idéaux existent.
Nous ne devrions pas cesser de montrer que d’autres idéaux existent. Pour autant, nous ne pouvons pas nous limiter à des méthodes nous positionnant en situation défensive.
Merci pour cet article très intéressant.
Je crois qu’une erreur s’est glissé :
Pour une « riposte » de l’environnement
En acceptant une position défensive (<== offensive non ?)
C'était pour voir si on suivait ?
Bonne journée !
Merci, on corrige !
Voir en Allemagne les occupations de mines de charbon Ende Gelände