“Un acte délibéré de terrorisme biologique, si simple qu’il pourrait être perpétré par votre grand-mère, pourrait précipiter une crise économique d’une ampleur sans précédent.“1 Voilà comment Wade Davis présente le risque pesant sur l’industrie du caoutchouc. Un risque trop peu connu.
“Les avions continueront d’atterrir pendant un certain temps, jusqu’à ce que usure de leurs pneus ne leur permette plus. Puis les compagnies aériennes devront choisir entre utiliser du vieux caoutchouc peu sûrs ou maintenir les avions au sol. De nouvelles voitures seront construites, mais à terme, le caoutchouc naturel nécessaire aux flancs des pneus sera trop cher. Les routes finiront par devenir calmes.” – Never Out of Season par Rob Dunn 2
Dunn, au chapitre 12 de sa critique des monocultures, trouve ce scénario dystopique; mais pour beaucoup cela semble au contraire merveilleux. A terme, ce résultat est inévitable, en tout cas tant que le transport aérien et le fret mondialisés se poursuivent; et il pourraient survenir encore plus tôt si les mauvaises feuilles étaient transportés délibérément (ou les bonnes feuilles, selon votre point de vue…) Dunn explique:
“La maladie des feuilles de l’hévéa arrivera en Asie à un moment ou à un autre. Comment ? Les spores du champignon sont fragiles et ne supportent donc pas les voyages prolongés, comme ceux en bateaux. Par contre elles survivraient bien à un voyage en avion. […] Comme le note une étude de 2012 3, «l’agent pathogène peut être facilement isolé des hévéas infectés… et transporté sans être détecté aux frontières», ce qui signifie que la destruction intentionnelle de la majorité de l’approvisionnement mondial en caoutchouc serait facile […]. Ce serait facile parce que les plantations d’hévéa sont denses, parce qu’elles sont relativement proches les unes des autres, parce que les arbres sont génétiquement très proches les uns des autres. Ce serait facile car les arbres en Malaisie n’ont pas été sélectionnés pour la résistance; ils ont été sélectionnés pour leur productivité. En choisissant des arbres produisant beaucoup de latex, les entreprises de plantation ont favorisé les avantages à court terme au dépend de la sécurité à long terme.
Les chercheurs s’inquiètent de savoir si des terroristes pourraient disposer de la technologie nécessaire pour propager la maladie en Asie. Ont-ils les connaissances nécessaires pour transporter et propager les spores de champignons? Les connaissances nécessaires pour détruire l’offre mondiale de caoutchouc? Bien sûr ! Il suffirait d’une poche remplie de feuilles infectées.” 4
Les origines du latex
Le caoutchouc naturel est fabriqué à partir de latex extrait de l’arbre Hevea brasiliensis. Originaire du Brésil, cet arbre est très sensible à maladie sud-américaine des feuilles de l’hévéa 5, qui a évolué simultanément. De fait, cette maladie a anéanti toutes tentatives de plantations d’hévéa dans la région 6.
Les denses monocultures ne sont devenues possibles qu’après avoir transporté les graines en Asie, à bord de bateaux. Les temps trajets étaient trop longs pour que les spores fongiques puissent survivre. Cette libération de la prédation a permis la sélection de cultivars particulièrement productif en latex. Aujourd’hui, 90% du caoutchouc naturel provient d’énormes monocultures de plantes identiques dans des plantations asiatiques, principalement de Thaïlande, d’Indonésie, du Viet Nam, d’Inde, de Chine et de Malaisie. 78
D’autres maladies de l’hévéa déjà présentes en Asie, telles que la chute des feuilles de Fusicoccum, menaceraient la productivité de la zone si elles venaient à s’entendre dans la région – et avec des symptômes similaires, leur présence complique la détection précoce de la maladie des feuilles de l’hévéa.
Certains pays asiatiques prennent des précautions contre l’introduction de la maladies des feuilles de l’hévéa, en contrôlant le fret aérien et les passagers venant de pays d’Amérique du Sud infestés. Pour autant, beaucoup de pays n’ont pas de contrôle du tout; certains ne contrôle que le trafic issu des pays touchés par la maladie9; et surtout, aucun système de contrôle n’est infaillible, en particulier face à des personnes cherchant à les contourner.
Une fois la maladie introduite, un programme de sélection des variétés résistantes pourrait être mis en place. Mais il faudrait au moins dix ans avant la première récolte : le temps que le programme se développe, que les souches résistantes soient plantées et qu’elle parviennent à maturation. Même dans ce cas, les rendements resteraient inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui, car la sélection de cultivars résistant à la maladie se ferait au dépend de leur productivité.
Selon les termes de Wade Davis : ” À ce jour, un simple acte de terrorisme biologique – l’introduction systématique de spores fongiques si petites qu’elles se cachent facilement dans une chaussure – pourrait anéantir les plantations et interrompre la production de caoutchouc naturel pendant au moins une décennie. Il est difficile de penser à une autre matière première aussi vitale et vulnérable.” 10
Plus de caoutchouc, plus de pétrole
Les matières synthétiques dérivées du pétrole peuvent être mélangées ou substituées au caoutchouc naturel dans de nombreuses utilisations, mais dans les faits, plus de 40% du caoutchouc mondial utilisé reste d’origine naturelle. En effet, malgré 80 ans de recherche et de développement, le caoutchouc synthétique reste de moindre qualité : moins résistant aux chocs et à l’abrasion et moins résistant à la traction, il produit aussi plus de chaleur en cas de choc. Dans la mesure où une pénurie de caoutchouc naturel forcerait son remplacement par des substituts synthétiques, les produits nécessitant du caoutchouc augmenteraient en coût ou baisseraient en qualité, ce qui, dans tous les cas, contraindrait l’activité industrielle, et donc limiterait la consommation de pétrole.
Plus intéressant encore, les pneus ont besoin du caoutchouc naturel pour être fabriqués, et de fait, ils absorbent 70% de la production annuelle. Les pneus d’avion et les énormes pneus tout-terrain utilisés dans les véhicules de construction et d’exploitation minière nécessitent presque 100% de caoutchouc naturel. Les pneus pour voitures, camionnettes et camions peuvent utiliser davantage de fibres synthétiques, mais sont composé malgré tout de 40 à 75% de caoutchouc naturel pour le améliorer leur résistance. Charles Mann ne sous-estime pas l’ampleur : “Une seule spore errante de la maladie sud-américaine des feuilles de l’hévéa atteignant l’Asie du Sud-Est pourrait signer l’arrêt de mort de l’ère automobile.” 11
Vous doutez encore de notre besoin de caoutchouc ? Lorsque le Japon a coupé l’approvisionnement des États-Unis en caoutchouc asiatique pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont rapidement limité la vitesse de circulation autorisée à 60km/h pour réduire l’usure des pneus (réduisant de fait la consommation d’essence) et ont mis un terme à la fabrication nationale de voitures et de camions.
En d’autres termes, si la production de latex chute, la production et l’utilisation mondiale de voitures, camions, avions et équipements miniers diminuera simultanément, et la consommation de pétrole baisserait en conséquent. Espérons que cet avenir verra le jour •
- Préface à One River: Explorations and Discoveries in the Amazon Rainforest par Wade Davis, 1996. Le Chapitre 11 est le plus pertinent sur ce sujet.
- Never Out of Season par Rob Dunn, 2017. Le Chapitre 12 est le plus pertinent pour ce sujet.
- Onokpise, Oghenekome; Louime, Clifford. The Potential of the South American Leaf Blight as a Biological Agent. Sustainability 2012
- Kheng Hoy Chee, “Management of South American Leaf Blight,” The Planter 56 (1980), 314-25.
- Guyot, Jean; Le Guen, Vincent. A Review of a Century of Studies on South American Leaf Blight of the Rubber Tree. Plant Disease 2018, Vol. 102 No. 6.
- Mann, Charles. Why We (Still) Can’t Live Without Rubber, National Geographic January 2016.
- Pest Risk Analysis for South American Leaf Blight of Rubber, July 2007.
- The Leading Natural Rubber Producing Countries In The World, 2013 data.
- Pest Risk Analysis for South American Leaf Blight of Rubber, July 2007.
- One River: Explorations and Discoveries in the Amazon Rainforest par Wade Davis, 1996. Le Chapitre 11 est le plus pertinent sur ce sujet.
- Mann, Charles. Why We (Still) Can’t Live Without Rubber, National Geographic January 2016.
Oui, mais les capotes? Vous avez pensé aux capotes ?