En octobre 2016, cinq hommes et femmes se sont coordonnés pour bloquer cinq pipelines. Ils ferment simplement les vannes de sécurité puis attendent de se faire arrêter. Exemplaires dans leur courage et dans la sobriété des moyens utilisés, ils se font appeler les “Valves Turners”. Nous passons en revue leur action. Quel a été son efficacité ? Quels enseignement pouvons nous en retirer ?
Qui sont les Valve Turners ?
En octobre 2016, cinq hommes et femmes se sont coordonnés pour fermer les cinq principaux pipelines1 Il s’agit des lignes 4 et 67 d’Enbridge, des pipelines Keystone de TransCanada, Spectra Energy Express et Kinder-Morgan TransMountain acheminant les sables bitumineux bruts de l’Alberta aux États-Unis. Les uns à la suite des autres, Emily Johnston, Annette Klapstein, Michael Foster, Leonard Higgins, puis Ken Ward ont appelé les sociétés gérantes des pipelines juste avant de fermer leur vanne de sécurité. Ils ont ensuite attendu de se faire arrêter, se livrant à des mois de procès et même à des peines de prison.
L’action était très simple. Les pipelines sont en général enterrés, et donc difficiles d’accès. Le groupe a localisé des vannes d’arrêt ; depuis celle-ci, ils pouvaient simplement bloquer le pétrole qui transite dans les canalisations. Les vannes sont généralement protégées par une simple clôture grillagée. Pour accéder aux commandes de la vanne d’arrêt, chaque Valve Turner a sectionné un premier cadenas sur la clôture, puis un deuxième sur la manivelle de la vanne. Après quelques minutes passées à tourner les manivelles, les activistes ont, au total, stoppé l’écoulement de près de 30 barils de pétrole par seconde (Higgins a vu son travail facilité par un commutateur électronique qu’il a simplement eu à basculer, ce qui a enclenché les circuits hydrauliques qui ont fermé la vanne pour lui).
Finalement, la partie la plus difficile de l’action fut de se préparer à commettre un délit et à en subir les conséquences. Les activistes, âgés de 50 à 64 ans, ont dû passer outre les décennies d’endoctrinement militant qui les restreignaient à agir dans le cadre de la loi.
1. Stratégie et objectifs
Les Valve Turners avaient abandonné l’idée que les personnalités politiques nous sauveraient. Ielles déclarent sur leur page de stratégie : « Ce qu’il nous faut, c’est un mouvement fort, et nous savons que donner vie à ce mouvement nécessite des actes de conscience profonds et énergisants qui incarnent le changement que nous recherchons ». En accord avec leurs principes, ils ont adapté leur méthode. Ils souhaitaient faire prendre conscience de notre situation désespérée et inspirer l’action face à l’urgence.
Faire parler les médias, influencer les politiques
D’autres personnes avaient entrepris de fermer des vannes à quatre reprises : deux fois à visage découvert (au Québec et en Ontario) et deux fois clandestinement. Bien que ces actions antérieures aient déjà fait l’objet d’une couverture médiatique, soulignant la réussite d’une telle tactique, les Valve Turners espéraient que leur action, plus vaste et mieux coordonnée, attirerait davantage l’attention. Ils souhaitaient inciter les médias et même les candidat.es aux présidentielles Américaines, Clinton et Trump, à débattre du changement climatique à l’échelle nationale. Ils espéraient élever le cœur des militant.es en mettant en avant le devoir moral d’agir « même sans avoir la certitude de mettre un terme aux effets néfastes du changement climatique ».
Ils espéraient également que le président Obama en profiterait pour déclarer l’urgence climatique, et que cela maintiendrait les vannes des sables bitumineux définitivement fermées.
Inspirer d’autres militants
Dans l’idée, l’action ne visait pas à infliger beaucoup de dégâts matériels. Les actes concrets que les Valve Turners voulaient inspirer ne sont pas clairs, mais l’une de leurs déclarations suggère qu’ils comptaient sur une stratégie de guerre d’usure (donc sur l’usure de l’ennemi) : « Nous avons montré que cela peut et doit être fait, encore et encore, jusqu’à ce que les sociétés de combustibles fossiles comprennent qu’elles ne tireront plus aucun profit de la destruction de la planète sur laquelle nous vivons. »
Faire évoluer la jurisprudence
Ils espéraient avoir la possibilité de se défendre en soulevant le caractère nécessaire et légitime d’un tel acte devant un tribunal. Ils désiraient « se présenter sans crainte face à un jury et lui expliquer de manière convaincante la catastrophe qui nous attend et la nécessité d’agir. » Ils voulaient « montrer un exemple de volonté et de responsabilité personnelle qui […] sont cruciales pour gagner ce combat » et encourager d’autres personnes en créant un précédent de clémence judiciaire en ce qui concerne les actions directes contre les responsables du dérèglement climatique.
2. Investissements, coûts et impacts
Leur action peut être divisée en deux phases : premièrement, l’action directe — la fermeture des vannes ; deuxièmement, la partie symbolique, visant à tirer partit de la couverture médiatique et des procès pour sensibiliser et inspirer d’autres personnes.
Investissement
Au cours de la première phase, le groupe a consacré environ cinq mois et dépensé entre 12 000 et 14 000 dollars à la planification et à l’exécution de l’action. Entre les cinq Valve Turners et leur équipe de soutien, cette phase a requis la mobilisation d’environ 35 personnes par mois.
Au cours de la deuxième phase, ils ont engagé de grosses dépenses pour les amendes, les frais d’avocat et les déplacements pour se rendre aux procès. Leur fond de défense juridique a estimé à 50 000 dollars les frais de justice et les dépenses pour les experts judiciaires. Comme le Centre de Défense des Libertés Civiles a couvert au moins une partie de la défense et qu’aucun expert judiciaire n’ait finalement témoigné, le coût total a peut-être été inférieur.
Les Valve Turners, leur groupe de soutien, leur groupe de défense juridique ainsi que leurs partisan.es ont vraisemblablement passé beaucoup de temps pour se préparer à leurs procès et pour y comparaître.
Michael Foster a été condamné à un an de prison et Ken Ward à 30 jours de travail d’intérêts généraux. Les autres membres du groupe ont été condamnés à une peine de prison avec sursis (risque accru de sanctions si elles se livrent à nouveau à une action de désobéissance civile), ou bien complètement relaxés.
Efficacité matérielle
Bien que le but de l’action n’était pas d’infliger de dégâts matériels, elle a quand même stoppé le transit d’environ 767 000 barils de pétrole, soit environ 7,5 % des importations quotidiennes des États-Unis et 3,75 % de la consommation quotidienne.
À titre indicatif, si l’on compare les chiffres de l’action des Valve Turners, avec ceux de la campagne #NoDAPL (une campagne de mobilisation massive contre le Dakota Access Pipeline) et des actes de sabotage de Ruby et Jessica (deux écosaboteuses ayant mené des actions clandestines de destruction contre le DAPL) cela nous donne :
- Valve Turners : 0,77 million de barils stoppés ; 35 personnes mobilisées par mois ; 14 000 dollars investis dans l’action ; ce qui équivaut à 21 900 barils stoppés par personne par mois et à 58 barils stoppés par dollar investi.
- Campagne #NoDAPL : 45 millions de barils stoppés ; plus de 15 000 personnes mobilisées par mois ; plus de 20 millions de dollars investis dans la campagne ; ce qui équivaut à moins de 3 000 barils stoppés par personne par mois et à moins de 2,25 barils stoppés par dollar investi.
- Ruby et Jessica : 30 millions de barils stoppés ; 10 personnes mobilisées par mois ; moins de 3 000 dollars investis dans leurs actions ; ce qui équivaut à 3 millions de barils stoppés par personne par mois et à 10 000 barils stoppés par dollar investi.
Ces chiffres approximatifs suggèrent que les Valve Turners ont été au moins sept fois plus efficaces que la campagne #NoDAPL par rapport au temps investi, et vingt-cinq fois plus efficaces par rapport à l’argent investi. Cela a du sens, puisque les Valve Turners ont utilisé deux clés d’une action efficace : la prise d’initiative et la surprise.
Même si les Valve Turners n’ont pas atteint ne serait-ce que 1 % de l’efficacité de Ruby et Jessica, ils auraient pu facilement s’en rapprocher si les dégâts matériels avaient été leur objectif premier. Ils auraient pu tirer parti de leur connaissance du système pour fermer les pipelines durant des mois, voire endommager des sections de tuyau en aval après avoir coupé l’écoulement du pétrole. En s’échappant avant l’arrivée de la police, ils auraient été libres de recommencer à plusieurs reprises, augmentant ainsi considérablement leur retour sur investissement.
Efficacité symbolique et de persuasion.
Cependant, les Valve Turners ne tentaient pas de maximiser les perturbations sur les pipelines. Ils visaient principalement à sensibiliser, à se faire entendre et à inspirer de nouvelles actions. Évaluons donc les répercussions de l’action en ce sens.
Le groupe a bénéficié d’une large couverture médiatique, provenant principalement de sites web et de médias progressistes et de gauche, mais également de grands médias tels que The Nation, Democracy Now et The Intercept. Ils ont obtenu une certaine couverture de la part de la presse traditionnelle, notamment un éditorial sur le sujet dans L.A. Times. Malheureusement, il ne semble pas que tout cela ait suffi à imposer leur message dans l’espace médiatique national, comme ils l’espéraient. Ni Clinton ni Trump n’ont abordé le sujet du dérèglement climatique. Le président Obama n’a pas ordonné de maintenir les vannes closes, mais cette action a peut-être contribué à le persuader de rejeter le projet de Keystone XL.
Aucune campagne d’action directe basée fermeture répétée des vannes, visant à faire cesser l’activité des pipelines, n’a encore émergé. Cependant, les Valve Turners ont inspiré une action similaire dans le Minnesota en février 2019 ; peut-être qu’une grande campagne, pensée pour s’inscrire dans la durée, est en préparation.
Enfin, d’un point de vue légal, aucun.e des accusé.es n’a été en mesure de justifier le caractère légitime et nécessaire de l’action.
Effets inattendus
Les sociétés pétrolières ont accusé les Valve Turners d’avoir pris le risque de créer une rupture des pipelines. Sans surprise, cela était un mensonge. Afin de minimiser les risques, les Valve Turners avaient choisi des vannes de régulation isolées, à l’écart des villes et à au moins 15 km en aval de la station de pompage la plus proche. De plus, ils ont appelé chaque exploitant de pipeline quinze minutes à l’avance, afin que ces derniers puissent lancer des procédures d’arrêt sécurisées.
Par ailleurs, les actions des Valve Turners, ainsi que celles de Standing Rock (DAPL), ont donné aux États un prétexte pour criminaliser les mouvements écologistes. Cela dit, de telles lois produisent des effets secondaires, qui ne sont pas souhaités par les entreprises ni par leurs partisans au gouvernement. En effet, à cause de ces lois, les militant.es subiront une sévère répression pour leurs actes de désobéissance civile symbolique, alors que les risques de se faire arrêter et de se faire condamner restent relativement minimes en ce qui concerne l’écosabotage. [On parle de risque juridique fort dont la probabilité est faible, contrairement aux actions de désobéissance civile où les risques juridiques sont « faibles », mais avec de fortes probabilités, NDT]. De telles lois poussent donc les activistes à se tourner de plus en plus vers de l’action directe non symbolique, dont le risque juridique relatif diminue.
3. Quel bilan ?
Quand vient le moment d’évaluer une stratégie d’un mouvement écologiste, le seul critère d’évaluation valable est : le mouvement arrive-t-il à arrêter les combustibles fossiles ? Si oui, à quelle vitesse ? C’est la seule mesure d’efficacité sur laquelle les générations futures nous jugeront et qui a un réel effet sur la planète.
La sensibilisation peut y contribuer indirectement, cependant, jusqu’à présent, la phase deux du plan des Valve Turners n’a pas été aussi fructueuse que leur action directe elle-même. Pour autant, ils ont exposé une tactique simple et efficace à de nombreuses personnes ; leurs efforts peuvent encore porter leurs fruits en termes de résistance généralisée contre les infrastructures.
Le défaitisme écologiste : un mouvement de masse nécessaire, mais improbable
Comme beaucoup, les Valve Turners sont en butte à des croyances contradictoires et décourageantes : un mouvement de masse serait nécessaire, mais extrêmement improbable.
Les deux derniers paragraphes de la page sur la stratégie d’action du groupe révèlent bien ce point faible stratégique :
« Si nous parvenons à convaincre un jury de citoyens tirés au sort de convenir que la situation climatique est suffisamment désespérée pour que bloquer illégalement un pipeline soit excusable, ce sera une confirmation que dire la vérité sur la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvons est une stratégie gagnante.
Nous savons qu’atteindre ce résultat est peu probable. Mais s’ils sont reconnus coupables, les Valve Turners seront un bel exemple du courage moral requis pour faire face à ce défi. » [soulignés par nous]
Ils expriment un certain pessimisme voire un défaitisme, ils s’attendent à un échec, mais trouvent le réconfort dans la pureté spirituelle.
Dépasser le paradoxe
Le moyen le plus simple de résoudre cette tension — entre la nécessité d’une action de masse et sa faible probabilité — consiste à accepter qu’il soit très peu probable qu’un mouvement de masse s’impose en vue du changement radical ; et d’adapter ensuite la stratégie à cette réalité
Une fois que les militant.es perdent tout espoir de former un mouvement de masse, ils peuvent se concentrer sur des actions efficaces et sur le recrutement d’activistes déterminés. Les Valve Turners s’en sont approchés de près ; bien qu’ils n’aient causé ni dégâts matériels significatifs, ni l’impact symbolique espéré, ils ont toutefois mis en avant une tactique simple et efficace. Étant donné que fermer des vannes peut perturber les infrastructures opérationnelles, un petit nombre de personnes pourrait gêner le fonctionnement normal de manière importante, voire provoquer des échecs en cascade.
Le succès est l’outil de recrutement le plus puissant. Une campagne prolongée visant à stopper les flux de pétrole pourrait ne pas gagner l’appui des partisan.es de sit-in, mais elle pourrait mobiliser un noyau plus restreint de personnes voulant des actions efficaces. Utiliser des tactiques visant un impact matériel maximum créera un mouvement plus petit, mais plus fort. Nous pourrons alors légitimement passer du défaitisme à l’optimisme •