Le « Buen Vivir » : cette alternative portée par des femmes indigènes

by | Jan 18, 2021 | Inspirations | 0 comments

Cette article fait partie d’une série (sans ordre particulier) :
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Le « Buen Vivir » : cette alternative portée par des femmes indigènes
Renouer un lien sacré avec la nature : leçons des peuples autochtones

Après des siècles de colonisation, d’oppressions et de violences d’Etat, des corporations et de la société en général, les peuples autochtones de la cordillère des Andes continuent à résister et à se battre pour leurs droits, pour leurs territoires, pour un avenir libre et prospère. Parmi ces luttes, celle du Mouvement des Femmes Indigènes pour le Buen Vivir est une proposition de retrouver une vie dans l’harmonie avec la nature et le vivant. Ce mouvement qui réunit des femmes des 36 peuples autochtones de l’Argentine nous invite à repenser la lutte féministe, anti-capitaliste et écologiste, pour se débarrasser de toute forme de dépendance à un système d’exploitation de la nature et des humains et construire collectivement une société du “bon vivre”. Ces femmes indigènes construisent une alternative au système capitaliste et l’envisagent comme un droit pour tout.e.s d’accéder à une vie digne en cohabitation avec la nature.

Génocide et exploitation des corps et des territoires : l’histoire d’un Etat-Nation.

L’histoire des peuples autochtones d’Argentine est, comme pour tous les peuples originaires d’Amérique Latine (et aussi d’ailleurs), caractérisée par une violence d’Etat génocidaire et écocidaire. Aujourd’hui, la mémoire de cette histoire exterminatrice est encore vive, et les peuples autochtones se battent pour récupérer leurs droits, leur dignité, leurs territoires ancestraux, leur spiritualité et leur autonomie.  

Boite verte : L’Etat argentin et les peuples indigènes

Jusqu’en 1880, les peuples indigènes en Argentine étaient autonomes et ignorés par l’Etat, qui se contentait de réclamer l’appartenance des territoires. Après plusieurs campagnes de conquête au XIXème, la “Campagne du Désert », fut la plus violente d’entre elles. Les populations autochtones furent déplacées, emprisonnées dans des camps de concentration et mises à disposition de l’Armée avec l’objectif de les « civiliser ». Cette « civilisation » forcée, faisait partie d’une stratégie visant à déstructurer et faire disparaitre toute trace d’une culture indigène.

Peu à peu, l’Etat a déployé un discours d’invisibilisation et de mépris en simplifiant les origines communautaires par l’utilisation généralisée du terme « indien ». Ce portrait d’« autrui » présenté comme inférieur et non-civilisé fit partie d’une construction historiographique de l’image d’une Argentine où les habitants avaient tous débarqué de bateaux européens.

Puis, fin XIX, l’Argentine entra dans le marché international des biens d’exportation de matières premières, en offrant de grands territoires à une poignée de propriétaires terriens et investisseurs étrangers. Le développement de chemins de fers par les britanniques fut une infrastructure de plus à l’usage de l’exploitation agricole et minière.

Moira Millán, militante Mapuche et écrivaine de « El tren del olvido » se souvient de sa grand-mère qui lui racontait la souffrance et la douleur que gardaient ses ancêtres à propos des déportations, des tortures et du travail forcé suite à la « Campagne du Désert ».

La défense des territoires commence par la défense des corps des femmes 

D’après Lorena Cabnal, militante indigène et partisane du féminisme communautaire, la lutte pour la défense de la terre est inséparable de la défense du corps de la femme, celui-ci étant le premier territoire à libérer dans un système qui l’exploite 1Extraits issus de l’entretien par Julie Falquet, enseignante chercheuse sur les mouvements sociaux et féminismes au Guatemala, de la militante Maya Q´eqchí´-xinka et féministe Lorena Canal, https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-2-page-73.htm. Car les premières touchées par les violences sexuelles sont les femmes. Les plus vulnérables aux conséquences de la précarité dans les périphéries urbaines et les zones rurales d’Argentine sont des femmes. Et particulièrement des femmes indigènes, qui sont surreprésentées parmi les plus précaires. 

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Cette oppression qui touche systématiquement plus fortement les femmes indo-américaines 2L’auteur reprend l’expression « peuples indo-américains » employée par les représentants de mouvements indigènes Mapuche pour désigner tous les peuples autochtones de la cordillère des Andes. est seulement l’une des conséquences destructrices du système patriarcal et colonial. “C’est-à-dire que la domination exercée sur les femmes est la même qui exploite la nature ; c’est une relation d’inégalité que l’on retrouve aussi dans l’oppression de certains peuples par le racisme, le machisme et le colonialisme.” explique Lorena interviewée par Julie Falquet. 

Aujourd’hui, les femmes du Mouvement des Femmes Indigènes pour le Buen Vivir s’organisent pour combattre les violences exercées sur leurs corps et sur les corps des plus jeunes. Elles dénoncent le « chineo », c’est-à-dire le viol des petites filles indigènes qui a longtemps été banalisé comme une « pratique culturelle ». La militante Chumbita, dans une interview explique que l’impunité de ces viols se perpétue également parce que l’Etat et la société argentine s’adressent à ces crimes comme à des « rites initiatiques de l’activité sexuelle » 3Traduction de l’auteur d’extraits de l’article du journal Telam, “Mujeres indígenas piden erradicar el “chineo”, la violación de niñas considerada costumbre” Paola Soldano, 08/03/2020 https://www.telam.com.ar/notas/202003/438825-mujeres-indigenas-buscan-erradicar-el-chineo-la-violacion-de-ninas-considerada-costumbre.html. Ce ne sont pas uniquement des viols, ce sont des pratiques à l’intersectionnalité de toutes les violences que souffrent les femmes indigènes. « Nos corps sont toujours vus comme des territoires à coloniser par les suprémacistes blancs », précise leur communiqué sur les réseaux sociaux.

Au-delà de chercher à générer une prise de conscience sur la gravité de ces crimes, les représentantes du mouvement demandent qu’une loi les soutienne et que la Justice mette en place des moyens de protection et accompagnement des jeunes victimes.

La lutte des femmes indigènes constamment invisibilisée

Ainsi, la conception de corps-territoire est une façon de faire corps avec le territoire et en même temps, de défendre son corps comme un territoire convoité. Lorena explique: “D’ailleurs, ce sont surtout des femmes qui mettent leur corps en jeu et qui sont en première ligne contre la police, l’armée ou les groupes paramilitaires déployés pour occuper le territoire des futures mines ou barrages.” 

Et même au sein des mouvements militants autochtones, d’autres formes d’invisibilisation se perpétuent. Là comme ailleurs, les femmes ne sont pas entendues, les personnes LGBTQ+ sont discriminées. Dans son intervention pendant les rencontres de l’Institut National des Affaires Indigènes, Moira Millán, militante Mapuche, interpelle le Vice-Président de l’INAI : « Hier j’écoutais une phrase du V.P qui disait que les femmes indigènes souffrent beaucoup, surtout celles qui sont à la maison et qui s’occupent des enfants. Seulement les femmes indigènes, ça fait longtemps qu’on n’est pas seulement à la maison, que nous sommes dans la rue, que nous bloquons des routes, que nous enlevons des barbelés et libérons des territoires, cela fait longtemps que nous marchons, que nous vociférons pour la récupération de territoires.» 4Extrait de vidéo de la conférence de Moira Millán aux rencontres de l’INAI de septembre 2020, extrait traduit par l’auteur. Car si les peuples indigènes ont été forcés à l’« assimilation culturelle », ils ont aussi intégré les schémas du patriarcat importé par les sociétés occidentales, et la déconstruction de cette oppression patriarcale est la première des luttes des femmes indigènes. 

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Crédit photo : Page fb de Movimiento Mujeres Indigenas por el Buen Vivir

Occupations de terres, manifestations, barrages de routes, procès en Justice, toutes les tactiques nécessaires sont employées pour atteindre les objectifs de leur lutte : récupérer la souveraineté sur leurs territoires, sur leurs corps et protéger la nature. 

Féminisme ou bien lutte anti-patriarcale et anti-coloniale ?

La lutte anti-patriarcale des femmes indigènes du Mouvement en Argentine ne s’identifie pas comme une lutte féministe. “Nous ne souhaitons pas assumer la tutelle idéologique d’autres secteurs”5Extraits traduits par l’auteur d’un entretien filmé de Agencia Presente, sur le compte Instagram de @moiramillan. Moira Millán insiste sur la volonté de récupérer une idéologie propre aux indo-américaines, car elles ne se retrouvent pas dans certaines luttes des féministes. “Nous ne croyons pas à l’empouvoirement, ou au concept de pouvoir. Nous considérons que le concept de pouvoir que réclame le féminisme au patriarcat est totalement étranger à notre vision de la vie.” 

De même, pour elles, il ne peut exister de féminisme sans se proclamer également anti-raciste et anti-colonial. Et cette transversalité des luttes et des regards n’est pas toujours incorporée par le féminisme blanc. “Bien sûr je pense qu’il peut y avoir une alliance stratégique avec des mouvements féministes, mais ces mouvements doivent se positionner comme anti-coloniaux, pas seulement décoloniaux, parce qu’on ne peut pas se débarrasser facilement de la colonialité, il faut se repenser et se réinventer constamment contre le colonialisme.”6Extraits traduits par l’auteur d’un entretien filmé de Agencia Presente, sur le coñpte Instagram de @moiramillan

La quête du droit universel au « Buen Vivir ».

Cette bataille pour la dignité, la justice, la souveraineté sur son corps et sur le territoire ne s’arrête pas là pour le Mouvement des Femmes pour le Buen Vivir. C’est un front de lutte anti-colonial, anti-raciste, anti-spéciste et anti-patriarcal qui se consolide en Argentine. Ces militantes se sont organisées pour porter un projet de loi à l’Assemblée Nationale visant à créer le Conseil des Femmes Autochtones pour le Buen Vivir, organe qui devra proposer des normes et politiques publiques pour garantir et rendre effectif le « bon vivre ». 

Qu’est-ce que le Buen Vivir ? Un modèle alternatif au capitalisme dans lequel est remise en question notre place sur Terre, notre vision anthropocentrique et coloniale de l’environnement. Le Mouvement prône un monde où l’humain vit en harmonie et dans le respect de la nature, dans un rapport de réciprocité avec les autres êtres vivants. Et elles défendent que ce soit possible pour tous et toutes, sans aucune distinction, d’avoir le droit au « bien vivre ».

“Nous devons tenter de célébrer le consensus qui nous unit sur le comment nous voulons habiter le monde. C’est comme ça que nous trouverons les interlocuteurs et interlocutrices avec qui nous voudrons œuvrer pour un nouveau monde.”  


Eva Laure

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